Ottawa devra faire un arbitrage difficile entre ses priorités pour ne pas endetter les générations futures, disent les économistes.
Le déficit du Canada devrait atteindre 381,6 milliards de dollars en 2020-2021 à cause de la pandémie de COVID-19. A-t-on trop dépensé? Et réussira-t-on à tout rembourser?
Les deux économistes à qui nous avons parlé sont formels : il était nécessaire d’agir à grande échelle. Aussi, bonne nouvelle, ils estiment que le pays a les reins assez solides pour ne pas faire payer les prochaines générations pour cette crise.
Le choc économique causé par la COVID-19 est différent de toutes les crises économiques survenues auparavant, rappelait le gouvernement, lundi, dans son énoncé économique. Il découle d’une urgence de santé publique qui a changé nos vies du jour au lendemain.
En l'espace de seulement quelques mois, le Canada a augmenté le rapport entre sa dette et le produit intérieur brut (PIB) de 20 %. Le rapport entre la dette fédérale et le PIB devrait s’établir à 49 % en 2020-2021.
En fait, selon le Fonds monétaire international (FMI), le Canada est l’un des pays qui a accordé le plus de soutien financier depuis le début de cette crise.
Personne n'aurait imaginé un déficit de 382 milliards pour le Canada, insiste Luc Godbout, professeur titulaire au Département de fiscalité de l'Université de Sherbrooke et chercheur principal à la Chaire de recherche en fiscalité et en finances publiques de cette même université.
Les répercussions de cette pandémie pourraient être encore plus grandes que le choc économique vécu lors de la Grande Dépression, fait pour sa part remarquer Christopher Ragan, directeur de l'École de politiques publiques Max Bell de l'Université McGill et président de la Commission de l'écofiscalité du Canada.
Or, si cette situation est sans précédent, les deux économistes ne pensent pas que le Canada soit nécessairement dans le pétrin.
Une récession pas comme les autres
Selon eux, le gouvernement fédéral a adopté la bonne stratégie et a bien réagi à cette soudaine crise sanitaire et économique.
Il y a plusieurs choses qui n’ont pas fonctionné, mais le gouvernement a quand même beaucoup de mérite, affirme M. Ragan. Il a été confronté à un choc inattendu et inconnu, mais il a instauré rapidement des programmes de soutien. Tout n’a pas bien fonctionné, mais il a été flexible et a fait des changements.
Normalement, lorsqu’il y a une récession, le gouvernement dépense pour stimuler l’économie, faire travailler les gens et les faire dépenser. Néanmoins, cette fois-ci, la réalité était très différente.
On voulait que les gens restent chez eux. Donc, la réponse du gouvernement se devait d’être complètement différente, fait remarquer Christopher Ragan.
Au pic du confinement, au printemps dernier, plus de 5,5 millions de Canadiens avaient été mis à pied ou travaillaient considérablement moins d’heures. Selon le gouvernement, environ 80 % des emplois perdus au début de la crise ont depuis été récupérés.
M. Godbout rappelle que ces actions sont ponctuelles et que ces dépenses ne seront pas là à tout jamais.C’était facile de jouer au gérant d’estrade et de dire que ça aurait pu être fait différemment. Mais il y avait une énorme anxiété financière... On ne voulait pas que les gens se demandent comment payer le loyer ou leur épicerie. C’était correct de dépenser pour aider les Canadiens.
Luc Godbout, de la Chaire de recherche en fiscalité et en finances publiques de l'Université de Sherbrooke
Voici quelques-unes des initiatives liées à la pandémie qui ont coûté le plus cher:
- 81,64 milliards de dollars pour la Prestation canadienne d'urgence (PCU)
- 2,94 milliards de dollars pour la PCU pour les étudiants
- 49,27 milliards de dollars pour la Subvention salariale d'urgence
- 31,55 milliards de dollars pour le Compte d’urgence pour les entreprises canadiennes (CUEC)
- 2 milliards de dollars pour l'Aide d’urgence du Canada pour le loyer commercial (AUCLC)
Malgré tout, des ratés
En fait, selon MM. Ragan et Godbout, s’il y a une chose à reprocher au gouvernement, c’est d’avoir été peut-être un peu trop généreux.
Selon Statistique Canada, le revenu des ménages a augmenté de 11 % lors du deuxième trimestre; du jamais vu, surtout en période de crise.
Par exemple, la Prestation canadienne d’urgence (PCU) – versée à plus de 8,9 millions de Canadiens – coûtera en fin de compte plus de 82 milliards de dollars, alors que cette initiative devait en coûter initialement 24 milliards.Ceci montre que le gouvernement a peut-être été un peu trop loin. Mais c’était mieux d’être plus prudent et généreux que de ne pas en donner assez.
Christopher Ragan, de l'École de politiques publiques Max Bell (Université McGill)
Luc Godbout affirme qu’il aurait été plus souhaitable d’aider les travailleurs par l'entremise du programme d’assurance-emploi, comme l’ont fait plusieurs pays, dont l’Allemagne, qui a élargi l'accès à son programme existant.
Cependant, le Canada a été confronté aux limites de sa bureaucratie en temps de crise.
L'économiste pense aussi que le gouvernement aurait dû mettre en place la Subvention salariale d’urgence et la PCU en même temps.Au Canada, c’était une incapacité administrative à le faire; la machine n’était pas capable d'absorber [la quantité de demandes], mais ils ont depuis amélioré la machine.
Luc Godbout, de la Chaire de recherche en fiscalité et en finances publiques de l'Université de Sherbrooke
Quand on a annoncé la PCU, on a dit qu’il y aurait une subvention salariale pour les employeurs, mais on n’a pas donné les mêmes niveaux de détail aussi rapidement, déplore-t-il. Si bien que la PCU a été plus populaire que nécessaire.
À terme, pour assurer une reprise économique encore plus rapide, il aurait été préférable qu'un plus grand nombre de Canadiens soient soutenus grâce à la subvention salariale plutôt que par la PCU, déclare M. Godbout.
Parce qu’avec la subvention salariale, souligne-t-il, tu gardes un lien d’emploi. Comme ça, dès que l’employeur a un besoin, tu es déjà là.
Par ailleurs, et contrairement à l’assurance-emploi, la PCU ne demandait pas aux travailleurs d'être prêts à travailler et d'être à la recherche d'un emploi.
Si, dans un contexte de confinement, obliger un travailleur à chercher un emploi était un non-sens, reconnaît Luc Godbout, le gouvernement a bien fait de changer les règles au fur et à mesure que l’économie rouvrait.
Selon M. Godbout, la PCU a été un frein à l’emploi, particulièrement du côté des employés qui travaillent au salaire minimum et des étudiants.
Au cours des prochains mois, le gouvernement devra s’assurer que les personnes et les entreprises qui ont réclamé des montants auxquels elles n’étaient pas admissibles remboursent cet argent, estime l'économiste.Certains jeunes faisaient 100 $ par semaine en travaillant à temps partiel pendant leurs études, et là, on leur offrait 500 $. Donc, c’est normal que lorsque leur employeur les ont rappelés pour reprendre leurs heures, ils n’avaient pas le goût de retourner à 100 $ par semaine…
Luc Godbout, de la Chaire de recherche en fiscalité et en finances publiques de l'Université de Sherbrooke
Il faut envoyer un signal pour montrer que les prochaines fois, si vous n’y avez pas droit, on va vous courir après, dit-il.
Selon lui, de nombreux Canadiens auront certainement la surprise de devoir faire un chèque de remboursement lorsqu’ils feront leur déclaration de revenus au printemps prochain.
L’Agence du revenu du Canada (ARC) a d’ailleurs envoyé une lettre à environ 213 000 Canadiens qui auraient potentiellement reçu le double du montant auquel ils avaient droit à travers la PCU.
A-t-on trop dépensé?
Si on a dépensé peut-être un peu trop, selon ces deux économistes, le Canada a pu le faire parce qu’il était en bonne posture, financièrement parlant, au moment où la crise a éclaté.
Si on avait été sous le regard du FMI, à la veille d’être décoté, et qu'on était dans une situation budgétaire insoutenable, on aurait eu moins de moyens d’agir, rappelle Luc Godbout, selon qui cette crise a démontré la pertinence d'assainir les finances publiques lorsque l’économie va bien.
Les deux économistes affirment par ailleurs que, s’il est normal de dépenser beaucoup en temps de crise, le gouvernement ne doit pas utiliser l’excuse des bas taux d’intérêt pour justifier encore plus de dépenses.
Ottawa ne doit pas non plus pelleter cette dette dans la cour des prochaines générations, disent-ils.Avoir de bas taux d’intérêt veut dire que les frais d’intérêt sont moins élevés; ce n’est pas de l’argent gratuit. Et les taux d’intérêt ne seront pas bas éternellement.
Christopher Ragan, de l'École de politiques publiques Max Bell (Université McGill)
Nous n’avons pas besoin de transmettre cette dette aux générations futures; nous avons la capacité de payer, insiste M. Ragan. Ça veut peut-être dire d’augmenter les impôts ou de couper certaines choses, et ça ne fera pas l’affaire de tous. Mais nous avons emprunté pour passer au travers des jours pluvieux. Le gouvernement nous a aidés; maintenant, nous avons le devoir, en tant que payeurs de taxes, d’aider à payer cette dette.
Christopher Ragan ajoute qu’il faut aussi faire attention de ne pas utiliser la pandémie comme excuse pour engendrer davantage de dépenses et de bien faire la distinction entre les actions liées à la COVID-19 et celles que le gouvernement libéral souhaite introduire.
Il y a un peu d’opportunisme cynique en ce moment, note-t-il. Par exemple, on ne peut pas faire un lien entre la lutte contre les changements climatiques et la pandémie. C’était un enjeu bien présent avant la pandémie.
Selon ces deux économistes, des décisions difficiles devront être prises dès les prochains mois par le gouvernement et par les Canadiens.Dans la mesure où l’on ne fait pas de déficits inutiles par la suite, ça va être gérable pour les générations futures.
Luc Godbout, de la Chaire de recherche en fiscalité et en finances publiques de l'Université de Sherbrooke
D’abord, le gouvernement devra déterminer quand et comment l’aide sera réduite, pour ne pas faire gonfler encore plus le déficit.
Ça ne sera pas facile, parce que les gens se sont habitués à recevoir cet argent, souligne M. Ragan. Plus longtemps un programme est mis en place, plus il devient difficile de le retirer.
Puis, lorsque la crise sanitaire prendra fin, le gouvernement devra ensuite penser à comment cette dette énorme sera remboursée.
Nous devons avoir une discussion en tant que société. Le gouvernement ne peut pas tout faire. Quelles doivent être les priorités du gouvernement? se demande le directeur de l'École de politiques publiques Max Bell de l'Université McGill.
Cette discussion ne sera certainement pas facile, mais elle est absolument nécessaire, disent-ils d'une même voix.
Lundi, la ministre des Finances du Canada, Chrystia Freeland, a mentionné qu’il y a tout de même une limite à toute cette aide, mais elle n’a pas donné de détails sur les prochaines étapes.
Peut-être que le gouvernement ne veut pas avoir cette discussion avant les prochaines élections, avance Christopher Ragan.
La mise à jour économique a toutefois laissé entrevoir un déficit budgétaire inférieur à ce qu’il était en 2019 à compter de 2024-2025.
Luc Godbout ne sait pas encore comment les Canadiens voteront lors de la prochaine élection, qui pourrait survenir dès le printemps prochain. Il estime toutefois que la pandémie a mis au jour des problèmes d’inégalité importants au pays.
Les priorités des Canadiens ont-elles changé à cause de la COVID-19? Que voudront-ils qu’Ottawa fasse pour gérer la dette du pays?
Ça va être un choc de valeur. Est-ce qu'on veut un État qui va intervenir plus? Les deux principaux partis vont jouer sur ça.
Luc Godbout, de la Chaire de recherche en fiscalité et en finances publiques de l'Université de Sherbrooke
Source: Radio-Canada
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