Regard sur notre société et sur ce qu’elle pourrait être

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Entretien avec Normand Baillargeon - Regard sur notre société et sur ce qu’elle pourrait être

Claude Girard, Conseiller CSQ aux communications

Source: CSQ

Philosophe de l'éducation, essayiste, chroniqueur et anarcho-syndicaliste, Normand Baillargeon est une personnalité publique bien connue pour son franc-parler et ses nombreux ouvrages, dont son très prisé Petit cours d'autodéfense intellectuelle. Il vient tout juste de publier deux nouveaux essais : La dure école (Leméac Éditeur) et Propos sur l'éducation (M éditeur). Nouvelles CSQ l'a rencontré.

Qu'est-ce qui vous inquiète le plus dans notre société?

La montée des inégalités est très préoccupante, car elle met la démocratie en péril. Les Panama Papers nous remettent ça en plein visage : les inégalités et le pouvoir exercé par une oligarchie planétaire qui a peu à voir avec l'ensemble des citoyens.

Le philosophe John Dewey rappelle que, pour qu'il y ait une démocratie, il faut qu'il y ait une constitution, des élections, de l'information qui circule, ainsi de suite. Il rappelle que la démocratie se vit à travers des gens en interaction et partageant des intérêts communs. Un des effets de la croissance des inégalités, c'est que les gens ont de moins en moins de contacts riches et variés, et d'intérêts communs consciemment partagés.

En ce moment, au Québec, nous sommes dirigés par une élite oligarchique détenant les pouvoirs et l'argent, partageant plus de points communs avec les élites oligarchiques des autres pays qu'avec la population qui l'a élue. Cela explique pourquoi le gouvernement fait le choix de subventionner généreusement les pétrolières, les minières ou les compagnies comme Bombardier, pendant qu'il démantèle les services publics.

Un autre enjeu extrêmement grave est le réchauffement climatique anthropique. Le phénomène est réel et lié à l'activité humaine, comme le reconnait la presque totalité des scientifiques. La majorité d'entre eux pense d'ailleurs que, si l'on veut s'en sortir, le pétrole qui se trouve dans le sol doit y rester.

Dans votre livre La dure école, vous parlez de la fabrication du consentement évoquée par Noam Chomsky. Qu'en est-il au Québec?

Le problème est semblable. La concentration des médias dans quelques mains a des impacts sur la représentation du réel qu'on y trouve. Heureusement, au Québec, il reste des médias qui échappent à l'emprise des marchés, tels Radio-Canada et Le Devoir, et qui proposent une autre représentation du monde. Ils constituent une richesse collective importante. Je vois également d'un bon œil l'ouverture du Journal de Montréal à des blogueurs de toutes tendances.

Que penser des médias et journalistes qui accordent la même importance au discours des climatosceptiques qu'à celui des climatologues?

Des choses se passent en éducation, qui ne nourrissent pas le type d'émancipation que je voudrais que l'éducation nourrisse. L'enjeu est vaste, mais disons qu'on ne fonde pas nos réformes sur les données les plus crédibles. La dernière réforme de l'éducation au Québec, non basée sur des recherches, a produit de mauvais résultats. On devrait collectivement, je soumets ça très humblement, revenir sur cet épisode-là.

Il faut revenir à l'esprit de la Révolution tranquille, quand on s'est doté d'un réseau d'écoles publiques, de polyvalentes, quand on a réformé l'éducation, créé le cégep, le réseau de l'Université du Québec... des réalisations qui ont leurs défauts, mais sont admirables.

Comment a-t-on fait ça? Avec une longue période de réflexion. La commission Parent s'est réunie pendant des années. Des gens très sérieux ont réfléchi, voyagé, étudié. Ils ont certainement commis des erreurs, mais ils ont fait un travail sérieux, contrairement à ce qui s'est passé lors de la dernière réforme de l'éducation, improvisée.

Une telle école produit des citoyennes et citoyens insuffisamment formés et lucides pour comprendre qu'il y a un consensus sur cette question. Plus de 97 % des scientifiques confirment le réchauffement climatique... Alors, quand la radio met sur un même pied un Jacques Brassard aux connaissances scientifiques nulles et un climatologue, l'évidence devrait sauter aux oreilles des auditeurs : les deux opinions ne se valent pas. Le sujet ne se résume d'ailleurs pas à l'opposition entre deux clans adverses, les scientifiques et les climatosceptiques. Un troisième groupe, formé de chercheurs crédibles, affirme que la situation est plus grave encore.

Au Québec, il y a un nombre important d'analphabètes fonctionnels. Ça, c'est très malheureux, surtout quand on fonde ses espérances sur la pensée critique, l'éducation, la lecture, l'information, l'échange, la discussion.

Par ailleurs, quand on voit que le nouveau gouvernement fédéral, qui avait promis de mettre fin aux subventions aux pétrolières, appuie le développement des pipelines, on se dit que ça ne va pas bien. Je suis très déçu de la mollesse de la population. J'aimerais que les gens soient plus révoltés, qu'ils prennent conscience de la gravité de la situation. Rien ne justifie notre inertie. On peut changer les choses. Ça ne dépend que de nous! C'est un message extrêmement important.

Cette inertie est-elle le produit de médias qui nous désinforment et nous divertissent plutôt que de nous informer?

Les médias ont une part de responsabilité. Ils nourrissent une forme d'ignorance des grands enjeux. Ils divertissent et présentent les problèmes sous un jour tel, que la seule solution possible est celle que les élites souhaitent nous voir choisir. Par exemple, Stéphane Dion a récemment présenté les éléments qui vont orienter la politique étrangère canadienne. Il faisait référence au sociologue Max Weber, qui distinguait deux concepts : l'éthique de la conviction et l'éthique de la responsabilité.

L'éthique de la conviction est celle de la personne qui tient coûte que coûte à ses idées et agit en vertu de celles-ci, sans égard aux conséquences. Au contraire, le partisan de l'éthique de la responsabilité évalue les conséquences de ses actes et les assume.

Quand Stéphane Dion parle d'« éthique de la conviction responsable », il mélange un peu les deux, pour justifier l'inacceptable, à savoir le maintien de la décision prise par le gouvernement Harper de vendre pour quinze milliards de dollars de véhicules blindés légers à l'Arabie saoudite. Comme si la seule voie possible était celle que désignent les élites... Mais ce n'est pas vrai! Il y a toutes sortes de solutions intermédiaires. Je vous rappelle que l'Arabie saoudite a l'un des pires bilans en matière de droits de la personne et qu'elle finance le terrorisme. Ainsi, le Canada finance le terrorisme!

Cela contredit le discours officiel du gouvernement, qui prétend vouloir le combattre...

Ce sont de telles situations qui nourrissent le cynisme. Mais le portrait n'est pas complètement noir. Il y a des gens, notamment de jeunes militantes et militants, qui se mobilisent, qui luttent, qui posent des gestes et rendent possible de s'informer ailleurs que dans les médias traditionnels. Tout ça nourrit l'espérance. On en a besoin.

Vous écrivez dans À bâbord!, Québec Science, Voir. Avez-vous l'impression de faire avancer la pensée critique?

Il y a des avancements – et j'espère y contribuer modestement – mais il y a des sujets de tristesse aussi. Au Québec, il y a un grand nombre d'analphabètes fonctionnels. Ça, c'est très malheureux, surtout quand on fonde ses espérances sur la pensée critique, l'éducation, la lecture, l'information, l'échange, la discussion. Cependant, il y a plein de gens qui débattent aussi, qui font des choses, et c'est important.

Quel bilan faites-vous de l'école québécoise vingt ans après la réforme?

Selon les données dont on dispose et diverses études, dont celle menée par Simon Larose pour l'Université Laval, la réforme est un échec. Après un investissement important d'argent, de temps et d'énergie, le résultat est pitoyable. Le déclin est généralisé, ce qui aurait pu être évité si on avait consulté la recherche.

Soyons cyniques : pourquoi le gouvernement favoriserait-il un système d'éducation formant des citoyens critiques risquant de résister à sa propre propagande politique?

Parce que c'est la démocratie. C'est le propre des régimes totalitaires que de vouloir museler la pensée, contrôler l'éducation. Mais on n'en est pas là. On n'a pas une démocratie aussi riche et profonde que celle dont Dewey parlait, mais on peut quand même agir. Il y a des espaces d'action, des espaces de liberté. Il faut les occuper.

Vous portez un jugement critique sur le dogme de nos universités. Vous laissez même entendre que des forces externes ont pris le contrôle sur nos universités...

Une université, c'est une vieille dame du Moyen Âge. À mes yeux, c'est une institution d'une très grande importance, mais fragile. Ma conviction, c'est qu'une université est un endroit où se réunissent des gens, enseignants et étudiants, qui veulent consacrer leur vie à la pensée.

Je pense qu'on doit avoir une conversation démocratique sur le type de société qu'on veut et qu'on peut se payer. En ce moment, on ne l'a pas.

Une société manifeste son degré de civilisation en permettant à une telle institution d'exister. Évidemment, la société qui la finance attend des choses en retour. Ce qui explique la tension qui a toujours existé entre les principes interne et externe, entre la pensée, la recherche désintéressée et l'intérêt économique.

Actuellement, l'équilibre est rompu. Les exigences externes dominent et imposent des recherches répondant aux besoins des entreprises qui subventionnent l'université. La recherche est de moins en moins libre et de plus en plus commandée. L'université ressemble de plus en plus à une entreprise où les profs seraient des PME.

Pour ma part, j'ai quitté l'université avant terme, après y avoir passé 25 ans à enseigner les sciences de l'éducation, parce que je n'étais plus capable de vivre dans cette atmosphère-là. Je suis un philosophe, et le type de travail que je fais est de moins en moins possible à l'université. On attend de nous qu'on aille chercher des subventions de recherche, qu'on obtienne des brevets. Je pense que cette transformation de l'université est inquiétante.

A-t-on trahi, de l'intérieur, la mission de l'université?

Dans mon livre Je ne suis pas une PME, j'utilise l'expression d'ennemi intérieur. Je suis en effet sidéré par la facilité avec laquelle plusieurs personnes, à l'intérieur de l'université, consentent aux demandes de l'extérieur. Je faisais partie des privilégiés. Je jouissais d'une grande liberté, j'avais un bon salaire, un régime de retraite. J'estimais de mon devoir de redonner à la société, d'écrire pour le grand public, de parler aux gens. Dans cette situation privilégiée, lorsque des demandes de l'extérieur t'imposent de trahir une partie de tes exigences, c'est facile de dire non! C'est différent pour les gens qui sont au salaire minimum, qui pourraient se faire mettre dehors et tout perdre.

Il y a eu un glissement progressif vers la recherche appliquée, vers la promotion de l'entrepreneuriat...

Effectivement. Au début des années 2000, nous avons négocié une nouvelle convention collective. La section sur les brevets d'invention était extrêmement courte. La situation a énormément changé. La dernière convention compte un très, très long texte prévoyant toutes sortes de détails techniques.

Nous sommes maintenant dans une culture entrepreneuriale, qui justifie que les directions des universités s'accordent des salaires exorbitants. Dans ma vision des choses, le recteur devrait être le primus inter pares, c'est-à-dire le premier parmi les pairs : celui dont la vie est d'abord celle de l'esprit, qui accepte de se sacrifier pour la collectivité, qui ne s'enrichit pas, qui est disposé à délaisser pour un temps ses livres et son laboratoire, et le fait pour rendre service. Aujourd'hui, le recteur est devenu un homme d'affaires, avec sa limousine, ses 350 000 dollars par année, ses déplacements, ses comptes de dépenses...

Certains vous diront : « On n'a plus les moyens comme société. Si l'entreprise privée "fait sa part" et qu'elle contribue, c'est tant mieux! »

Je pense que l'entreprise privée fait, moins que jamais, sa juste part. Prenons le cas de la recherche universitaire. J'ai édité récemment des écrits de Noam Chomsky sur l'université, et il donnait l'exemple de ce qui se passe aux États-Unis, où la recherche informatique, financée par l'armée, pouvait, il y a 50 ans, prendre son temps et n'exigeait pas de retombées à court terme. Aujourd'hui, IBM ou Apple ont des commandes précises, sur des enjeux à brève échéance, et veulent privément les résultats. On est là complètement dans un autre univers. Nous n'en sommes, bien sûr, pas encore là au Québec.

L'entreprise privée ne fait donc jamais rien pour rien et, pour une part au moins, à l'université, on consent à cet état de fait. De la même manière qu'en ce moment, on consent à ce que l'argent manque supposément partout, mais pas pour financer Bombardier. On tolère aussi les paradis fiscaux, les gens riches qui ne paient pas leurs impôts. Je pense qu'on doit avoir une conversation démocratique sur le type de société qu'on veut et qu'on peut se payer. En ce moment, on ne l'a pas.

Donc, pour vous, l'université gratuite n'est pas une utopie?

Pas du tout! Il faut se rappeler que les membres de la commission Parent planifiaient l'université gratuite. Dans l'esprit de Guy Rocher et des autres, le projet devait aboutir, et pas dans 100 ans! On était au milieu des années 1960. Le réseau de l'Université du Québec allait être mis sur pied en 1969. Il est important de brasser les idées en se rappelant l'histoire... L'université gratuite n'est pas une utopie! Comme ne l'est pas l'idée de revoir la fiscalité des entreprises. Les gens ont oublié que, dans les années 60 et 70, les entreprises étaient beaucoup plus imposées qu'aujourd'hui.

Nos gouvernements sont-ils vraiment libres?

John Dewey disait que la démocratie est constituée de gens ayant des contacts riches, variés, et des intérêts communs consciemment partagés. Au Québec et dans de nombreux pays occidentaux, les personnes qui sont au pouvoir n'ont plus ni contact ni intérêt commun avec les gens qu'ils représentent. Ils en ont, en revanche, avec les élites oligarchiques à travers le monde. Ils sont donc élus pour défendre ces intérêts-là, même s'ils ne l'avouent pas spontanément.

Ces élites tirent les ficelles de nos gouvernements, entre autres, à travers une industrie des relations publiques largement à leur solde. Voilà ce qu'Edward Bernays, connu pour être le père de l'industrie des relations publiques et auteur du livre Propaganda : comment manipuler l'opinion en démocratie, appelait le gouvernement invisible. Je ne suis pas en train de parler d'un complot. Je fais référence à une armée de relationnistes, qui sont aujourd'hui, selon les pays, aussi sinon plus nombreux que les journalistes, et dont le métier est de fabriquer l'opinion publique. Voilà qui est préoccupant.

Il faut savoir que, lorsque Bernays a fondé les relations publiques, il s'appuyait sur la conviction que le public est somme toute idiot, incapable de faire les bons choix. Il était donc du devoir de la minorité intelligente de prendre les bonnes décisions, de les lui imposer et de l'orienter comme le ferait un gouvernement invisible.

Est-ce au moins en partie le cas actuellement? Certainement! Regardez TransCanada; rappelez-vous les documents secrets livrés aux médias, dévoilant la stratégie de la compagnie pour faire accepter par l'opinion publique son projet de pipeline Énergie Est. Tout était prévu : les journalistes à qui parler, les personnes à attaquer... Ce n'est pas un complot, pas une théorie de la conspiration. Ce n'est même pas toujours efficace, mais ça existe. Cette force-là est présente dans notre société.

Je serais curieux de savoir combien de gens se sont réunis autour d'une table pour gérer l'affaire Hamad : quels mots employer, comment corriger l'analogie boiteuse de Philippe Couillard avec les vacances. Il y a toute une industrie pour s'occuper de ces questions, et elle est évidemment au service de ceux qui ont les moyens de se l'offrir. Ce n'est pas vous, ce n'est pas moi.

Dans le but de former des citoyennes et citoyens ayant une pensée critique et libre, que faudrait-il changer au curriculum de l'école québécoise?

Le philosophe de l'éducation Paul Hirst a développé une théorie évoquant un certain nombre de manières qu'ont les êtres humains d'entrer en contact avec le monde et eux-mêmes. Chacune est caractérisée par des concepts spécifiques, des manières de les articuler et de les confirmer. C'est ce qu'il appelle des formes de savoir. Selon lui, la culture générale doit couvrir le plus large éventail possible de ces formes de savoir, que sont les mathématiques, les sciences naturelles, les sciences humaines, la philosophie, la morale, les arts et la littérature, la religion.

Je voudrais que les gens qui sortent de l'école aient amassé la culture générale la plus large possible. Sans être des experts, qu'ils aient une idée des concepts de base de toutes les formes de savoir. Pourquoi? Parce que si tu as acquis, de manière suffisamment solide, une idée de comment ça marche en sciences naturelles, tu connais les grands concepts, ce qu'est le CO2 et l'effet de serre, par exemple, alors tu sauras quoi répondre aux climatosceptiques. Tu sais qu'en science, on démontre, par des expérimentations, que la météo et le climat sont deux choses complètement différentes, que ce n'est pas parce qu'il neige en avril qu'il n'y a pas de réchauffement climatique et ainsi de suite.

Je souhaiterais donc que le curriculum soit centré sur de telles connaissances. Je vais vous faire rire. En philosophie de l'éducation, on désigne cette idée en parlant d'une éducation qui libère. Alors, depuis Platon, nous appelons ça l'éducation libérale. Je suis donc, moi qui me définis comme un anarcho-syndicaliste, partisan d'une éducation libérale!
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Claude Gélinas, Éditeur
chaudiere.ca

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